Gaëlle, elle aussi, est une pionnière et une défricheuse. Elle a commencé à faire de l’upcycling il y a 10 ans à partir de vêtements chinés en friperies. Sa marque éponyme, Gaëlle Constantini, a aujourd’hui grandi et évolué mais reste fidèle à ses bases : l’écologie, le respect du vivant, l’héritage des savoir-faire français et l’aide à ceux qui en ont besoin… Condensé d’un échange passionnant de près de deux heures sur la création, la nature, la nuit parisienne, les doutes de l’entrepreneuriat et la quête de sens qui ne s’arrête jamais.
Gaëlle est née aux Ulis, dans le 91, avant de partir vivre avec ses parents dans le Sud de la France, entre Aix et Marseille. Depuis toujours, la nature, les arbres, les végétaux la fascinent et la portent. Elle s’y sent connectée et tout part de là dans son processus de création : « Ce qui m’anime dans la vie, c’est la nature. C’est la base de ma marque. Si on ne doit retenir qu’une chose de Gaëlle Constantini, c’est que c’est une marque écologique », explique t-elle.
Portrait de Gaëlle Constantini
Gaëlle Constantini & Paris la nuit
Après un BTS Action Commerciale où elle réalisait tous ses exposés sur le commerce équitable, Gaëlle monte vivre à Paris en 2006 et entame une formation de styliste modéliste par correspondance. Pour la financer, elle est engagée comme serveuse dans les clubs Le Baron et Le Paris Paris, fondés par l’artiste-graffeur André Saraiva. Elle y découvre un autre monde qui va la nourrir, l’inspirer et la pousser à lancer son projet : « J’y ai fait des rencontres extraordinaires, à commencer par André, qui est un peu mon mentor et qui est resté un ami très proche. C’est lui qui a dessiné tous les logos de la marque par exemple. J’ai rencontré aussi Noémie Ferst, qui a été ma muse et qui continue à faire mes photos, Julien Weber, qui était photographe du Baron et qui est devenu mon photographe ensuite. Contrairement à ce qu’on peut croire, je n’ai jamais senti de jugements de valeur dans ce milieu de la nuit, et ça a été très important pour moi. J’ai aussi croisé beaucoup de gens du milieu du spectacle et des costumières avec lesquelles j’ai progressivement commencé à travailler comme assistante-costume. Et puis j’ai découvert une autre façon de s’habiller, radicalement différente de celle que j’avais pu connaître en province. Dans ces clubs, la clientèle était très éclectique, tout se mélangeait. Tu avais par exemple Mick Jagger qui venait fêter son anniversaire à côté du jeune étudiant au Cours Florent qui essayait de devenir comédien. C’était vraiment des lieux hybrides. Donc il y avait par exemple beaucoup de jeunes artistes qui n’avaient pas beaucoup d’argent et qui s’habillaient en seconde-main. J’ai vraiment pris une grosse claque au niveau des looks », raconte Gaëlle.
La fripe et le costume
La jeune créatrice membre d’UAMEP fait ainsi deux découvertes majeures qui vont aboutir sur la création de sa marque en 2009. Déjà les friperies, où elle se rend compte de la quantité inouïe de vêtements qui ne sont plus portés. Travailler à partir de seconde main s’impose alors comme une évidence. En parallèle, ses missions d’assistante-costume lui permettent d’être au contact d’un univers lui aussi très riche : « Ça a vraiment été une expérience très enrichissante. J’ai été au contact de vêtements d’époque et ça m’a permis d’appréhender comment ils étaient fabriqués. C’est dingue parce que tu te rends compte qu’il y avait déjà des coupes ultra contemporaines qui ont traversé les époques. J’habillais aussi la figuration, donc j’ai eu l’occasion d’habiller toutes sortes de morphologies et des personnes de tout âge. Donc ce rapport aux corps, aux vêtements d’époque a finalement construit tout mon imaginaire ».
Entre les folles soirées au Baron et les tournages, Gaëlle arpente les friperies de la capitale pour y dénicher des trésors qui constitueront les bases de ses premières collections : « je chinais des fripes qui m’intéressaient et je les combinais. Je ne faisais pas de patron ou de dessin préalable, tout était dans ma tête : quand je chinais les vêtements, j’avais déjà une idée très précise de ce que j’allais en faire. Et en rentrant chez moi, je les posais sur un buste et je commençais à les transformer. Je ne faisais que des pièces uniques mais j’essayais d’avoir une cohérence de collection, notamment en termes de colorimétrie. Cette base de couleurs choisie en amont me permettait d’avoir quand même une contrainte, sinon j’achetais toute la friperie ! », explique t-elle. Une marque était née.
Création de Gaëlle Constantini photographiée par Pénélope Caillet
les cartons
La marque Gaëlle Constantini se développe très bien, au début par le biais de ventes éphémères uniquement. Elle enchaîne les créations de pièces uniques dans son studio, dans une stricte logique DIY, une machine à coudre et un buste calés au pied de son lit pour seuls compagnons de travail. Jusqu’à gagner en 2011 le concours Jeune Créateur du Who’s Next : « C’était complètement inattendu pour moi de participer à ce concours. Je faisais vraiment tout avec les moyens du bord. Je n’avais même pas d’étiquettes ! Du coup j’avais commandé des nominettes qu’on met sur les vêtements des enfants, avec Gaëlle Constantini écrit en blanc sur fond noir, pour que ça fasse plus mode quand même (rires) ».
L’événement est un carton pour la marque dont les pièces uniques séduisent de nombreux acheteurs. Gaëlle se rend vite compte qu’elle ne pourra plus suivre en termes de volumes de production : « c’était une vraie folie, je n’arrivais plus du tout à suivre. Donc à un moment donné, je me suis dit, plutôt que de me flinguer pour la mode, je vais arrêter et me poser pour réfléchir à comment je veux orienter mon projet ». Pendant cette pause, Gaëlle met en place un autre projet qu’elle a en tête depuis longtemps : les bijoux pour chaussures qui permettent de créer plusieurs combinaisons avec une même paire de base. Elle créé alors la marque Pimp My Shoes, qui connaît aussi rapidement un franc succès. Mais sa forte conscience écologique la rattrape vite : « J’avais beaucoup de demandes et j’étais obligée pour ce projet d’utiliser des matériaux très polluants comme des rubans en polyester. Ça a été un carton, mais un carton dans ma tête aussi. Je ne pouvais pas continuer à utiliser ce type de matériaux, ça me coûtait trop psychologiquement. Et en parallèle, je recommençais à avoir envie de refaire des vêtements », se souvient Gaëlle
L’insertion
En 2016, elle se remet alors sur le chemin des friperies et se tourne vers le linge de maison de seconde main, lui donnant l’idée de passer de la pièce unique à la petite série. Elle se lance également dans l’animation d’ateliers de créations d’accessoires à partir de matières recyclées et se met ainsi en lien avec Eco TLC. Les rencontres déterminantes s’enchaînent à nouveau : « C’est à ce moment-là que je découvre les ateliers d’insertion, en particulier un atelier de coupe de chiffons à Calais. J’ai en même temps eu la chance d’être mise en relation avec des étudiants avec lesquels j’ai travaillé pendant un an pour monter le nouveau projet Gaëlle Constantini : du linge de maison de seconde-main transformés en vêtements par des ateliers d’insertion. Je voulais absolument travailler avec l’atelier de Calais mais les femmes qui y travaillaient n’avaient pas les savoir-faire pour confectionner des vêtements. Mais ce qui était génial justement, c’était de se dire qu’on allait pouvoir les former et leur permettre d’acquérir de nouvelles compétences ». Gaëlle lance alors une campagne de crowdfunding pour financer une première collection. Une fois de plus, c’est un succès. La machine est relancée, et la boucle désormais bouclée avec cette dimension de justice sociale qui habite aussi la créatrice depuis si longtemps.
Gaëlle n’a plus dévié de cette ligne depuis. Ses collections réinventent les essentiels du vestiaire féminin avec une recherche de l’épure qui lui est chère, dans la veine du créateur Balenciaga qu’elle admire. Son atelier est désormais intégré au fablab Homemakers dans le 15ème arrondissement de Paris, et elle a noué des partenariats pérennes avec des fabricants de tissus d’ameublement et de linge de maison français qui lui fournissent leurs produits défectueux. Alors qu’elle s’est essentiellement concentrée sur la mode femme jusqu’à présent, elle réfléchit à développer l’homme. Elle a également en tête de relancer le projet Pimp My Shoes avec des matériaux recyclés. Dix ans après ses débuts, Gaëlle pousse ainsi toujours plus loin sa quête de l’impact positif sur le monde qui l’entoure, et une chose est sûre, avec l’empathie et l’énergie qui rayonnent d’elle, elle n’est pas prête de s’arrêter en si bon chemin.
Cécile-Jeanne Gayrard